La Valse du Chaos — Chapitre IV

La Faucheuse vend son corps

TW — Sexe, Mort

« Today of all days, see

How the most dangerous thing is to love

How you will heal and you’ll rise above

Crowned by an overture bold and beyond

Ah, it’s more courageous to overcome »

 — Achilles Come Down, Gang of Youths

Plusieurs flocons de neige virevoltaient dans les airs, balancés par le vent glacial de janvier. L’assassine les observa en silence, subjuguée par leur beauté. La nature avait un charme inné qu’elle ne cessait d’admirer, comme les routes courbées devant les tapis glacés de neige. Ses pas la portèrent lentement le long du chemin pavé. Un manteau sombre camouflait son corps. Une gélule était innocemment nichée entre ses dents et sa gencive.

Devant un immeuble érigé de briques rousses, l’assassine s’arrêta. Son toit en tuiles noires penchait dangereusement au-dessus de sa tête. Des grandes vitres s’échappait une lumière vive et chaude. La Rose s’approcha de la porte d’entrée, sur laquelle elle frappa trois coups. Son regard se promena sur les plantes, endormies sur le rebord de la fenêtre, avant qu’il ne soit détourné par la femme élancée dans l’embrasure. Ses cheveux bruns et bouclés retombaient sur ses épaules ; son sourire chaleureux accueillit la nouvelle venue. Des bijoux dix fois trop grands pour elle pendaient à ses poignets. Dans un rictus crispé par la température, l’assassine lui rendit son sourire.

— Oui ? lança-t-elle d’une voix forte et assurée.

Lentement, le manteau glissa de l’épaule de l’assassine. Ses yeux ne lâchaient pas ceux, encadrés par de légères rides, de son interlocutrice. La tueuse se racla la gorge.

— Vous êtes madame Mary Roberts, c’est bien ça ?

Madame Roberts croisa ses bras contre sa poitrine, puis huma l’air. La Rose reprit :

— Je cherche du travail, j’ai entendu dire que vous pourriez m’aider.

— Quel genre de travail ?

La Rose, inclinant légèrement la tête, dévoila son cou et son bras dénudés à la lumière. Sa langue lécha ses gerçures.

— Je me trompe peut-être, hésita-t-elle, mais le genre de travail dont on ne parle pas à l’extérieur… 

Madame Roberts l’observa pendant quelques secondes, avant de se décaler pour la laisser entrer. La porte refermée derrière elle, la Rose jeta un coup d’œil distant aux meubles. Les pas de la femme maigre retentirent dans son dos ; elle lui proposa à boire. La tueuse refusa poliment d’un hochement de tête, puis sa veste glissa contre ses bras. Un sourire de madame Roberts répondit au mouvement. 

— J’aurai aucun problème à te trouver du travail.

La tueuse se mordit la lèvre inférieure dans un geste débauché et sensuel. Quand elle pivota sur ses talons, elle prit un malin plaisir à laisser le tissu chuter à terre. 

— Vous trouvez ? susurra-t-elle.

Madame Roberts opina, un sourire carnassier au bord des lèvres. La Rose sourit, une main dans sa nuque.

— Merci… 

Madame Roberts glissa ses doigts habillés de bagues sur la joue gelée de la Rose. La Rose étouffa un mouvement de recul ; si elle n’avait pas été la Rose, elle lui aurait donné la chair de poule. 

— Ne me remercie pas maintenant, petite beauté… 

La Rose croisa ses doigts, les entortilla.

— Faut pas être intimidée, tu sais, je vais pas te manger.

La Rose opina à nouveau. Bien sûr que Mary Roberts n’allait pas la manger : elle se ferait bouffer de l’intérieur. L’acide la rongerait bien avant qu’elle ne puisse faire quoi que ce soit ; il suffisait que la Rose réussisse son coup. Mais avait-elle déjà échoué ?

— Je vais bien m’occuper de toi, continua madame Roberts.

Alors la tueuse feignit la reconnaissance, humidifia ses yeux et plongea dans ses bras. 

— Merci ! gémit-elle, son souffle frappant le cou de la femme.

La Rose la serra fort. Ses doigts longèrent le dos de la quarantenaire, puis sa nuque. Elle sentit les mains de la femme forcer leurs corps l’un contre l’autre. Quand elle se détacha de leur emprise, l’haleine de sa cible ricocha sur ses lèvres. Elles se contemplèrent en silence. Grotesque. C’était ridiculement simple. Quand madame Roberts caressa à nouveau sa joue, la tueuse ferma les yeux et épousa la forme de sa paume. Le sourire de madame Roberts devint moins chaleureux, plus sombre. Une hyène riant devant son futur repas.

Quelques secondes plus tard, leurs corps s’entrechoquèrent, brûlants. La Rose répliqua aux attaques de plaisir du mieux qu’elle le pouvait. Madame Roberts griffa la mâchoire de l’assassine, puis la ligne de son cou. Des frissons désagréables naquirent dans les reins de la jeune femme. Leurs lèvres se frôlèrent ; elle inspira les effluves qui se dégageaient des boucles de la quarantenaire, une délicieuse odeur qu’elle ne parvenait pas à nommer. Madame Roberts attira son attention avec un long soupir, une expiration d’envie. Elle passa sa langue sur ses propres lèvres, prête à lancer une attaque encore plus sauvage. Ses mains glissèrent sous le haut de la Rose, la poussèrent vers le canapé qui trônait contre un mur de la pièce. Leurs bouches se rencontrèrent encore une fois et l’assassine en profita pour déposer le bonbon sur la langue de madame Roberts. Elle l’enfonça le plus loin possible.

— Qu’est-ce que…

Un hoquet de stupeur. Madame Roberts eut à peine le temps de vouloir reculer ; la tueuse la maintint fermement en place et planta ses doigts toujours gantés dans la gorge de la proxénète. 

Ses yeux s’écarquillèrent, sa glotte se souleva. 

La jeune femme recula, ramassa son lourd manteau alors que madame Roberts l’observait, le regard exorbité.

— Qu’est-ce que tu m’as fait avaler ? réussit-elle à articuler.

Un voile de sueur se déposa sur son front, comme chez tous les autres. L’assassine sourit. Madame Roberts voulut inspirer une grande bouffée d’oxygène, en vain. Ses mains griffèrent son cou ; ses ongles s’enfoncèrent dans sa chair. Elle ouvrit et referma la bouche comme un poisson qui se noyait dans l’air. De chien du désert, elle était devenue biche égarée… Son corps se tordit violemment vers l’avant, puis vers l’arrière. Elle tendait ses muscles pour contre-attaquer, or ils l’abandonnèrent tous les uns après les autres.

Elle finit par s’effondrer. Tous réagissent pareil face à la mort, pensa l’assassine. D’abord, ils ont envie de crier, de pleurer, ensuite ils s’abandonnent. La Rose porta ses yeux sur la chevelure emmêlée de madame Roberts et osa se demander comment elle, elle réagirait. Elle pouffa. La question n’avait pas lieu d’être. 

La Faucheuse, c’était elle.

Elle observa les environs. Du canapé en velours au parquet lustré, tout respirait la richesse. Où pouvait-elle ajouter son bouquet final ? Elle sortit un flacon d’une des poches de sa veste et s’approcha du corps. Le liquide coula sur les lèvres pulpeuses de madame Roberts, sa langue. Ses propres traces devaient être effacées jusque sur les doigts du cadavre et chaque parcelle de peau qu’elle avait touchée. Elle ajouta sa touche personnelle, son style, sa signature d’artiste, accompagnée d’un sourire en coin. Avant de se redresser, elle aspergea le corps du parfum emblématique de la reine des fleurs. Le torse bombé, elle inhala une grande bouffée d’air. La Rose quitta la scène, la poudreuse qui tombait du ciel camouflant ses traces dans une complicité malsaine.

Une image contenant sombre

Description générée automatiquement

La neige s’était enfin tue lorsqu’Alessia se glissa hors du centre commercial. Un discret souffle de dépit s’échappa de ses lèvres. Sur son téléphone, l’heure la réconforta : il n’était pas encore trop tard pour rentrer sous la lumière faiblarde du jour. Elle se dirigea vers l’allée commerçante la plus proche, se promena devant quelques magasins. Encore un peu de lèche-vitrines ne tuerait personne. Les vives lumières orangées se reflétèrent dans ses fins cheveux bruns, éparpillés sur ses épaules. Le rai lumineux au-dessus de son crâne, qui marquait fortement la commissure de ses lèvres, la força à détourner le regard. 

Elle s’arrêta finalement devant l’enseigne d’une petite librairie : coincée entre deux grands immeubles, elle se contorsionnait pour se trouver une place dans l’espace restreint. Son teint rougeâtre et chaud invita Alessia à délester le froid pour pousser les portes en verre. À son sourire cordial répondit la trille de la sonnette, accompagnée par le sourire angélique du vendeur. Ses grands yeux presque noirs aux cils longs déployaient toute l’expression de son visage fin. Ses cheveux ébène bouclaient sur son front, et son aura solaire finit d’attirer Alessia. Elle observa le reste de la petite boutique, puis plongea dans un rayon. Elle s’y perdit pendant quelques minutes silencieuses. La voix du vendeur s’éleva, plus douce que ce qu’avait imaginé sa cliente.

— Je peux peut-être vous aider ?

Alessia déclina poliment la proposition et continua sa recherche. Quelques romans l’absorbèrent, mais ses yeux bleus furent particulièrement attirés par la couverture superbe d’un livre dont le nom lui était inconnu. Elle s’attarda sur la quatrième de couverture avant de le feuilleter. L’esprit envahi par le résumé envoûtant, elle finit par s’approcher du comptoir et posa délicatement sa trouvaille sur le meuble. Il lui restait un billet de dix dollars après les courses de la veille… elle pouvait se permettre ce petit écart. Pas vrai ?

Le vendeur sourit, observa la reliure puis la caressa.

— Ça fera neuf dollars, déclara-t-il.

Il ajouta, tandis qu’Alessia fouillait son porte-monnaie : 

— Vous allez l’adorer, vous verrez. Je l’ai dévoré.

La cuisinière plongea son regard dans celui, sombre, de son interlocuteur et inclina légèrement la tête sur le côté. Rares étaient les personnes qui prétendaient connaître les goûts des étrangers du premier coup d’œil. Nombreux étaient les imbéciles qui se le permettaient. Elle ne s’en insurgea pourtant pas, presque aussi sûre que le vendeur de la petite perle devant ses yeux.

 — Vous avez lu tous les livres que vous vendez ?

 — Oh non, pas tous. Une grande partie par contre, oui.

Elle balaya la pièce du regard.

 — C’est beaucoup.

 — J’aime lire, rit-il.

Son rire était tout aussi doux que le reste : sa voix ou la petite mèche qui bouclait sur son front. Alessia caressa distraitement sa nuque, effleurant son undercut.

 — Vous en avez d’autres à me conseiller ?

Le vendeur huma l’air, songeur, et observa à nouveau la reliure du bouquin.

 — Si vous aimez la science-fiction, je peux vous en conseiller un incontournable, mais je ne crois pas que je l’aie encore en boutique. C’est mon préféré, ajouta-t-il.

 — Est-ce que ce serait possible de le commander ?

 — Bien sûr !

Son visage rayonnait. Il lui tendit le livre, l’échangea avec le billet qu’elle lui délivrait, puis se pencha vers l’écran. Alessia le dévisagea sans bruit. La lumière bleue ricochait sur ses iris et épousait ses pommettes hautes. Elle se détourna brutalement de sa contemplation et rangea le livre dans son sac. Le vendeur la coupa de ses pensées en s’exclamant :

— Ah ! Il est là. OK, je vous le commande. Votre nom ?

— Alessia Gardella. Je peux… je peux payer une fois que je le récupère ou je dois vous le régler maintenant ?

— Oh, plus tard, ça ira très bien. Gardella, c’est italien ?

Un énième éclat de joie naquit sur son visage face au hochement de tête silencieux d’Alessia. Il poursuivit et lui demanda son numéro de téléphone ainsi que son courriel.

— Et voilà ! Je vous contacterai quand vous pourrez venir le chercher.

— Merci.

— Tout le plaisir est pour moi. Au revoir, Alessia.

— Au revoir.

Elle se permit de lui offrir un petit sourire avant de quitter l’établissement. Le ciel était entièrement noir mais sec, criblé de lueurs blanches. Comme éternels, les lampadaires rayonnaient dans la ville qui ne dort jamais. Alessia rapprocha son écharpe de son menton face au vent qui lui griffait le visage. Elle disparut dans le brouillard nocturne.

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One Comment

  • Henlin J. J.

    Revoir la tournure de la phrase “il voulait se dire qu’il était plus que ceux qui le regardaient sans le voir”…

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