Seconde Chance

Une nouvelle écrite par Onir Ynao et illustrée par Clem Ruadasogno

TW Lesbophobie


La flûte entame l’adagio en douceur, perturbant à peine le murmure feutré des conversations. Le trio de musicien débute la sonate pour flûte en mi mineur de Georg Friedrich Händel. Bientôt le clavecin et la viole rejoignent la mélodie. Sa mère n’a pas choisi des instruments modernes. Cependant, Eloïse reconnait un air que son petit frère s’est évertué à travailler durant des heures. Elle s’amusait à inventer des chorégraphies qui le distrayaient et faisaient résonner son rire dans leur maison. La pensée lui arrache un sourire tandis qu’elle regrette son absence. Leurs parents lui ont offert le luxe d’avoir un trio de musiciens dans la salle, pour l’occasion. Arthur l’aurait distraite de tout ce faste en critiquant gentiment les impairs des artistes. Eloïse a le droit à des fiançailles de princesse, mais elle préfèrerait se trouver à Sydney, avec son cadet plutôt que dans cette salle. Quand elle a expliqué que c’était trop, sa mère a rétorqué qu’à son âge, il était plus que temps qu’elle se marie. Ce cadeau, à la hauteur des ambitions que ses parents ont pour elle, ne parvient pas à égayer ses pensées. Ses doigts serrent la coupe de champagne. Elle se force à ne pas grincer des dents.

Sa famille et celle de son fiancé sont invitées, mais aussi quelques amis, collègues de travail de Charles, et quelques-unes de ses anciennes élèves, celles qui ont réussi. Eloïse se tient près de Charles, dans une petite robe rosée. Elle sent la main de son fiancé, posée sur le bas de son dos. Le contact est si étranger qu’elle peine à ne pas se crisper. Lui non plus n’est pas à l’aise et elle sent son hésitation dans ses doigts tremblants. Pourtant, les deux font bonne figure tandis qu’il discute d’un dossier en cours avec l’un de ses collègues.

Charles est parfait : avocat de profession, bien sous tout rapport et, surtout, particulièrement gentil. Elle a conscience de la rareté de l’homme qui s’apprête à lui passer la bague au doigt. Dans le monde actuel, elle peut difficilement espérer mieux. Le seul hic à la situation réside dans l’absence de sentiments amoureux entre eux. Ils savent tous les deux que ce n’est pas un mariage d’amour, mais de convenance, pour faire plaisir à leurs familles et la société. Elle n’espère pas le bonheur à ses côtés, mais sait qu’elle évitera le malheur. Eloïse ne compte pas s’en plaindre.

Des éclats de voix heureux lui parviennent depuis le balcon. La noirceur de la nuit contraste avec la salle illuminée comme en plein jour. Pourtant, les éclairages discrets du balcon lui permettent d’apercevoir trois de ses anciennes élèves. Elles discutent avec animation.

— Veuillez m’excuser, énonce-t-elle.

Dans un mouvement élégant, elle se dégage de la poigne de Charles, qui ne cherche pas à la retenir. Il lui adresse un sourire timide, avant de retourner à sa conversation. Elle entend l’un des hommes faire une remarque grivoise à son sujet. Le feu lui monte au joue, tandis que sa bouche se tord vers le bas. Son pas devient plus rigide. Elle se force à ne pas faire demi-tour. Puis, alors qu’elle passe la porte, la voix de Charles s’élève pour demander poliment mais fermement à ce qu’on ne parle pas d’elle ainsi. L’homme parfait va devenir son mari. Alors pourquoi se sent-elle aussi vide ?

Bien plus détendues qu’à l’intérieur, les trois danseuses fument sur le balcon. Hélène, la sublime danseuse de ballet, s’appuie contre le parapet. Elle ne tardera pas à être une étoile. Eloïse redresse instinctivement le menton : la fierté l’envahit. Daphné, la professeur de danse dans un célèbre conservatoire, contemple la noirceur du ciel. Tandis que la chorégraphe des stars, Elina, tient son téléphone. La mélodie que ce dernier libère ne ressemble en rien à celle que vient de quitter Eloïse : guitare électrique, basse, batterie… Les instruments classiques d’un groupe de rock. 

— Qu’est-ce que vous faites ? demande Eloïse, pleine de curiosité.

— Elina nous montre un clip de ce nouveau groupe à la mode. On lui a demandé de créer une chorégraphie sur l’une de leur chanson ! s’exclame Hélène avec enthousiasme.

La chorégraphe tend son téléphone à Eloïse pour lui permettre de regarder le clip en même temps que la musique joue. Eloïse se saisit du petit appareil et observe un instant, le temps d’apercevoir le chanteur. Le doute l’envahit. Ce dernier lui semble atrocement familier.

Soudainement, son cœur accélère ; un léger vertige la saisit. De sa main libre, elle s’appuie à la rambarde. Le chanteur, d’origine asiatique, possède une voix puissante et ses cheveux sont teints en bleu. Mais ce n’est pas ça qui retient le plus l’attention d’Eloïse. En tant que professeur de danse, elle a toujours fait attention aux postures des gens. C’est un atout qu’elle possède depuis longtemps et qui se révèle crucial dans son métier.

— Comment s’appelle le chanteur ?

— Léo Pham, il a un talent fou, non ?

— Oui… Et comment s’appelle le groupe ? J’irai les écouter un peu plus tard.

C’est un demi-mensonge. Elle compte bien écouter des morceaux supplémentaires, mais elle veut surtout en savoir plus sur lui, le chanteur. La soirée passe, tout le monde est heureux, et Eloïse rentre chez elle. Charles et elle n’habitent pas encore ensemble. Ils en ont discuté longuement à l’occasion d’un de leurs nombreux rendez-vous arrangés. Devaient-ils immédiatement apprendre à vivre l’un avec l’autre ou profiter de leur liberté tant qu’ils le pouvaient ? La solution retenue a été la dernière. Si Eloïse n’a personne avec qui profiter de ses derniers instants de liberté, elle sait que c’est le cas de Charles. Parfois, elle envisage de lui proposer une clause, dans leur contrat de mariage, qui lui permettrait de continuer à voir cette personne. Elle n’est pas d’humeur jalouse et préfèrerait le bonheur de l’homme avec qui elle devra partager sa vie, à défaut de trouver le sien. Le divorce n’existe pas dans leur milieu, alors autant se ménager un peu d’espace. Et qui sait ? Peut-être que cette clause lui sera utile un jour ? Elle ne désespère pas de retrouver l’amour, une nouvelle fois, même si elle a conscience que, pour ce faire, elle doit d’abord nouer un lien très fort avec les gens.

Cette pensée la ramène au présent et à son ordinateur portable. Bien qu’elle ne fasse jamais cela d’habitude, la curiosité l’a poussée à l’emporter avec elle pour son petit-déjeuner. Tout en mélangeant muesli et yaourt d’une main, elle entreprend de taper « Silver Horns », le nom fourni par Elina, de l’autre. Sur YouTube, elle lance une playlist de leurs chansons et, en parallèle, elle cherche des informations détaillées sur le fameux chanteur. Les interviews sont peu nombreuses : s’ils se font connaître sur Internet, leur carrière décolle tout juste à l’échelle du pays. Ramenant ses cheveux châtains en arrière, Eloïse fronce les sourcils. Elle constate rapidement que la plupart des interviews sont dans des journaux LGBT+. Une lecture approfondie et quelques fora de fans plus tard, elle réalise qu’il y a une bonne raison à cela : tous les membres font partie de la communauté. Le chanteur, lui, est transgenre. Son prénom de naissance n’est pas donné, mais elle se demande… Les souvenirs l’emportent.

Elles se sont cachées. Dans ce lycée catholique, elles ont parfaitement compris que leurs sentiments sont déplacés. On ne les acceptera jamais. Pourtant, Eloïse ne peut retenir les battements de son cœur qui s’emballent quand elle voit sa partenaire. Ses mains tremblent ; sa bouche s’assèche. Cela fait quelques années maintenant qu’elles se connaissent. Depuis le début du lycée, elles sont dans la même classe. En temps normal, Eloïse n’aurait jamais parlé à une fille comme elle : beaucoup trop garçon manqué, beaucoup trop gothique, beaucoup trop à l’opposé d’elle. Mais elles ont été forcées de travailler ensemble pour un projet. Et elles se sont découvertes. Sa partenaire est drôle, intelligente et attachante. Elles ont continué à travailler ensemble régulièrement. Ses amies se sont moquées de cette relation de travail étrange, entre la lesbienne que personne n’ose approcher et Eloïse, toute douce et que tout le monde imagine purement hétérosexuelle. Eloïse a rougi en silence. Personne ne l’a jamais soupçonnée. Elle a pu inviter sa partenaire chez elle de nombreuses fois, aller la voir, passer du temps avec elle. Personne n’a imaginé qu’elle pourrait lui plaire.

Et elles sont là, sous cet escalier, dans un coin très peu fréquenté de leur lycée. Le cœur d’Eloïse menace d’exploser. Elles se regardent. Les yeux noirs de sa partenaire sont des puits dans lesquels elle aime se perdre. Leurs visages se rapprochent. Leurs lèvres se frôlent une fois, puis se percutent maladroitement. Elles s’embrassent. Enfin. Depuis le temps que ce moment envahit les rêves d’Eloïse et perturbe ses pensées. Elle obtient enfin ce qu’elle désire. Sa partenaire s’éloigne. Le ventre d’Eloïse se contracte alors qu’elle contemple le sourire face à elle. Sa partenaire est si belle. Dommage que le moment ne ressemble pas plus à ses rêves : dans un endroit particulièrement romantique. Mais elles doivent se cacher.

Eloïse revient à l’instant présent et se secoue la tête. Il y a une raison pour laquelle elles se sont cachées. Les relations entre hommes sont mal vues par la société, tandis que les relations entre femmes ne sont tout simplement pas envisagées. Une femme ne prévoit son futur qu’en fonction des enfants qu’elle va produire puis élever. L’instinct maternel est plus fort que tout. Alors deux femmes ? Elles seront éternellement malheureuses.

Sa tartine se brise entre ses mains. Toutes ces injonctions et préjugés sont ridicules. La société est rétrograde et la vision des femmes a toujours été très arriérée en France. Eloïse a connu assez de femmes et d’hommes pour savoir que l’amour se moque de ce genre de convenances. L’amour n’a que faire de ce que la société perçoit comme bon. Et malheureusement, l’amour souffre souvent de devoir se cacher. Eloïse n’a jamais pu présenter les femmes de sa vie, périclitant ses relations. Son cœur s’est broyé à chaque fois ; elle ne leur a pourtant jamais reproché de la quitter. Elle a envisagé de ne plus aimer. Mais ça n’a jamais tenu.

Est-ce que Léo est son amour de jeunesse ? Il y ressemble fort. Comme elle se faisait la réflexion plus tôt, il y a, dans sa posture, un peu de cette personne. C’est peut-être dans la manière dont son pied se tourne vers l’extérieur, ou bien dans la courbe de son dos lorsqu’il tient le micro. Cela pourrait aussi bien être son mouvement de tête pour repousser ses cheveux en arrière. Si c’est bien cela, elle doit revoir tous ses souvenirs, changer le « elle » par un « il ». Cela ne la dérange pas. Elle ne s’est jamais sentie arrêtée par ce genre de considération. En trente ans d’existence, elle a compris qu’elle aimait des personnes et non des physiques. 

Tandis qu’elle nettoie les restes de son petit-déjeuner, l’eau la transporte en d’autres temps.

Les éclats de rire de Camille lui ont toujours fait penser à un ruisseau qui percute des pierres et descend petit à petit rejoindre une rivière. Il éclate et rebondit autour d’elle, tandis que sa tête part en arrière. Eloïse et elle sont amies depuis l’enfance. Désormais, Camille est une adolescente magnifique, consciente de son charme et qui apprend, petit à petit, à en jouer. Elle n’est pas une peste. Elle se contente d’utiliser son charisme pour impressionner ses amies et s’assurer de ne pas les perdre.

Cependant, aujourd’hui, la conversation ne plaît pas à Eloïse. Elles sont en terminales ; Camille et Marie semblent vouloir lui faire passer un message. Depuis deux heures, elles utilisent l’ordinateur du CDI pour faire des recherches sur les « lesbiennes » et montrer des photos ridicules à Eloïse. Elles trouvent ça si drôle qu’Eloïse ne sait plus où se mettre. Les joues rouges et les mains coincées entre ses jambes, elle ose à peine jeter un œil à l’écran et ne comprend pas pourquoi la bibliothécaire ne les a pas encore repris. Cela dit, le CDI est particulièrement vide. Peut-être est-ce pour cela que Madame Boissi fait une exception ?

Elle aurait adoré que ça ne soit pas le cas. Les sites que consultent Camille et Marie vont de la sincère ignorance aux insultes les plus basses. Les photos qu’on lui montre ont été prises pour se moquer des corps, des personnes. Elles ne mettent rien en valeur. Eloïse se sent humiliée et piégée dans le placard où elle s’est soigneusement enfermée. Elle n’arrive pourtant pas à en vouloir à ses amies. L’ignorance fait des ravages, elle en a conscience. Cela n’empêche pas son cœur d’être pris au piège, broyé de douleur. Est-ce pour cette raison que ses mains sont aussi froides ?

Et, malgré les insultes, les plans mal cadrés, la réelle volonté de ternir une image, elle sait ce qu’on cherche à lui montrer : sa… son partenaire. Elle le retrouve dans un vêtement, une coupe de cheveux courte, une posture. On veut lui dire que c’est mal, que ce n’est pas la voie à suivre. Elle ira en enfer pour cela, estiment certains. 

Mensonge, éructe-t-elle. Dieu n’est pas aussi cruel que l’homme. Il aime Ses enfants, peu importe leur attirance. Rien ne saurait la convaincre du contraire. Son partenaire est beau et leur relation n’est pas maudite. Ils ont le droit de s’aimer. Même si, pour vivre heureux, ils doivent vivre cachés.

Son téléphone sonne et elle a la surprise de le trouver entre ses mains, ouvert sur un SMS envoyé. À qui a-t-elle écrit ? Ce n’est pas le moment de vérifier. Charles l’appelle.

— Tu es prête ? J’arrive dans cinq minutes.

Elle a failli oublier… Ils ont rendez-vous avec l’organisatrice de leur mariage. La taille de l’évènement et leur manque d’implication émotionnelle les ont convaincus d’embaucher une personne pour rendre le moment parfait à leur place. La femme, très compétente, a vite compris de quoi il était question. Aujourd’hui, ils doivent choisir le lieu de leur mariage. Charles et elle ne vivent pas dans la même paroisse, aussi l’organisatrice leur a-t-elle proposé d’en choisir une autre pour recevoir l’évènement. Ce choix est aussi motivé par le nombre d’invités qui ne tiendrait pas dans leurs petites églises de ville. La journée s’enchaîne et les deux premiers lieux ont des allures de perfection. Si le coup de cœur pour le premier endroit a été immédiat, l’organisatrice tient à leur faire visiter toutes les églises, avant qu’ils ne prennent une décision.

Le troisième et dernier lieu est un couvent. L’espace est large et la cour particulièrement jolie. Quelques arbres offrent un ombrage salutaire pour les nonnes qui peuvent s’installer sur des bancs de pierres ouvragés. De ci de là, de jolies fleurs blanches poussent. Leur odeur porte jusqu’aux fiancés. En fermant les yeux, Eloïse gonfle ses poumons d’air et se laisse envahir par de nouveaux souvenirs.

— C’est du jasmin étoilé.

Son partenaire lui tend la fleur. Eloïse se penche, le nez à deux centimètres des pétales, pour inspirer la douce odeur qui en émane.

— J’adore cette fleur, déclare-t-il. J’aimerai beaucoup en avoir à mon mariage.

Tel un ressort, Eloïse se redresse. La surprise marque ses traits alors qu’elle s’exclame :

— Mais deux femmes ne peuvent pas se marier.

— Deux femmes, oui…

La réponse de son partenaire est vague ; la danseuse fronce les sourcils. Décontracté, il coince la fleur dans les cheveux d’Eloïse avant de s’affaler sur son lit. Chez lui, ils n’ont pas besoin de faire semblant, de fermer la porte et de sursauter au moindre bruit. Elle a toujours préféré quand c’est elle qui se déplace. La tranquillité n’a pas de prix.

— Je ne comprends pas, murmure-t-elle.

— C’est pas très grave, on est trop jeunes pour penser au mariage toi et moi !

Eloïse gonfle ses joues, prête à marquer son désaccord, mais il la renverse sur le lit dans un mouvement souple auquel elle ne tente guère de résister. Par contre, quand il commence à la chatouiller, une exclamation de protestation emplit l’air. Cette fois-ci, Eloïse ne se laisse pas faire et une petite bataille s’ensuit. Ils en ressortent essoufflés mais souriants. Plein de douceur, son partenaire se penche sur elle. Il embrasse son nez. Elle adore quand il agit ainsi : qu’il dépose des baisers sur son nez, son front, ses pommettes, ses lèvres, son cou. Ce sont des contacts papillons, plus légers qu’une plume. Ce sont des « je t’aime » inarticulés.

Son téléphone vibre. Eloïse constate que Charles fait le tour de la cour, écoutant les explications d’une sœur qui présente l’histoire du couvent, puis se saisit de l’objet. Elle a reçu un SMS. Le nom qui s’affiche lui fait manquer un battement. Il ressort des tréfonds de sa mémoire et amène de jolis souvenirs : c’est Léo. Pourquoi lui écrit-il ?

Eloïse ouvre la conversation et réalise que, s’il lui écrit, c’est qu’il lui répond. Le SMS de ce matin, qu’elle n’a pas eu le temps de vérifier, emportée par les évènements, lui est adressé. Elle lui demande s’il est bien la même personne que le chanteur de Silver Horns et comment il va. Son cœur tombe dans son estomac avant de remonter, pour jouer une valse endiablée dans sa cage thoracique. Elle se sent blanchir puis rougir. Comment a-t-elle pu faire ça ? Qu’attend-elle de lui ? Les questions se bousculent et l’action paraît si absurde, alors même qu’elle organise son mariage.

Léo, lui, répond avec un mélange de distance et de joie. Il lui confirme être le chanteur en question. Eloïse se félicite alors de sa capacité à reconnaître les postures. Le SMS continue. Il lui demande ce qu’elle devient. En quelques mots atrocement factuels, elle lui annonce son futur mariage et lui propose de se voir autour d’un café afin de discuter plus amplement. Suite à ça, elle se force à lâcher le téléphone des yeux pour le ranger. Cependant la réponse de Léo est bien trop rapide : il doit partir dans deux jours pour un concert dans une autre ville et lui propose de se retrouver le lendemain dans un café proche de leur ancien lycée. Eloïse se surprend à accepter, alors même qu’elle a proposé la première.

Son regard croise celui de Charles. Il est plein de sollicitation et sent qu’un évènement a bouleversé sa future femme. En trois pas, il est proche d’elle puis lui demande si elle a besoin de s’asseoir. Les pensées d’Eloïse tourbillonnent. Elle s’appuie sur Charles, laisse l’odeur de son parfum emplir son nez et sa gorge. Le tissu de sa veste est si doux contre ses mains. Il est adorable. Ce n’est pas l’homme de sa vie, mais c’est celui qu’elle va épouser. Est-elle réellement heureuse ? Pour le décorum, Eloïse s’efforce pourtant de sourire et de le rassurer. Les nonnes et l’organisatrice la croient mais pas lui. Il ne réplique pourtant rien, lui laissant son secret. Charles lui fait confiance.

L’information déclenche des vagues de souffrances dans le cœur de la danseuse. Elle ne veut pas piéger une personne aussi douce auprès d’elle toute sa vie. Elle sait qu’ils pourraient avoir une vie des plus agréables ensemble : sécurité et complicité seraient au rendez-vous. Mais l’amour sera-t-il présent ? Pourra-t-elle apprendre à l’aimer ? Et lui, la laissera-t-il faire ? Son cœur est déjà pris, après tout.

Le lendemain, toutes ces questions tournent dans sa tête alors qu’elle s’approche du café. Léo est assis, dos à elle. Il porte une casquette et des lunettes. Il pourrait ressembler à n’importe qui comme cela mais Eloïse sait que c’est lui. Une nouvelle fois, sa posture le trahit. De nouveau, son cœur accélère. Leurs derniers moments ensemble lui reviennent en mémoire.

Sa mère les a surpris. Elle a ouvert la porte de la chambre sans frapper, pour découvrir Léo et Eloïse en train de s’embrasser au lieu de faire leurs devoirs. Elle a hurlé. Elle a arraché Eloïse de l’étreinte. Elle a attrapé les affaires de Léo et les a jetées hors de l’appartement. Elle lui interdit de la revoir. Elle lui ordonne de sortir de la vie de sa famille, de ne plus les approcher, d’arrêter de pervertir les honnêtes gens. Dans cet ordre-là ? Non, probablement pas. Mais les évènements se bousculent. Cela fait des années qu’Eloïse n’y a plus pensé. Son cerveau a soigneusement caché tout cela dans les tréfonds de son inconscient, le gardant pour un jour plus approprié. Elle se souvient de ses larmes tandis qu’elle essaie de rejoindre Léo. Elle se souvient de sa mère qui la retient. Elle se souvient des hurlements. Ils ne veulent pas de ça chez eux. Ils veulent une fille respectable. Pas une lesbienne.

Sauf que Léo n’a jamais été une femme. Et Eloïse a toujours été bisexuelle.

Une main sur sa joue la fait revenir au présent.

— Tu pleures.

Eloïse se rend alors compte des larmes sur ses joues, de la souffrance qui broie son cœur. Et Léo lui sourit. Léo souffre. Léo est si tendre. Ils se serrent dans les bras l’un de l’autre, incapables de résister à la remontée des souvenirs, de la douleur et des sentiments. Ainsi, le temps paraît se suspendre. Ils sont là, Léo trempant son épaule et elle son t-shirt. Il la serre et elle crispe ses mains sur ses hanches. Le tissu entre ses doigts peine à dissimuler l’ossature des hanches de son ancien partenaire. Elle se souvient de la douceur de sa peau et se demande si c’est toujours le cas. Elle désire se perdre de nouveau dans le temps et leur intimité.

Ils finissent par se séparer, se regarder, s’embrasser.

C’est salé, c’est malhabile. C’est le manque qui prend tout. C’est l’absence qui explose. Ils se retrouvent, alors qu’ils se pensaient perdus.

Le mariage ? Qu’importe le mariage. Ils sont assis désormais. Ils parlent. Ils se rattrapent. Ils comblent les années de vide. Elle parle de ses amours cachés, de ses amours visibles. Elle parle de Charles, de sa douceur, de son amant. Elle parle de leur malheur, de cette vie qu’ils s’apprêtent à vivre, vide d’amour, vide de sens.

Il lui parle d’amour brisé, de deuil, de souffrance. Il lui parle de se trouver, de se perdre, d’une famille qui l’a abandonné et de cette famille qu’il a trouvé. Il parle de la musique,  des mots. Les mélodies ont été son remède pour le maintenir à flot. Alors, par désespoir et envie de vivre, il a embarqué sur ce bateau. Il a trouvé des compagnons de voyage et ils se sont lancés. Il évoque les débuts, Internet et YouTube comme seule visibilité. Il raconte la rage et la haine, mais aussi l’espoir. Les premiers succès s’enchaînent et tout d’un coup ils ont leur propre tournée.

Mais comment l’a-t-elle retrouvé ? Eloïse raconte la soirée, les convenances, les anciennes élèves indisciplinées et le questionnement soudain et brutal. Vient le SMS inattendu et sa réponse plus encore. Et les voilà, treize ans plus tard. L’un vit pleinement et s’exprime, l’autre disparaît peu à peu, étouffée par les désirs d’autres.

— Viens avec moi.

Trois mots, une demande.

— Abandonne ce mariage, ni toi ni lui ne serez heureux.

Une vérité atroce se dévoile. Eloïse l’a toujours su mais Léo l’assène. Entre savoir et entendre, un gouffre existe. Elle écoute et souffre. Elle le regarde et elle aime. Elle sait que Charles ne pourra jamais la rendre aussi heureuse. Elle sait qu’ils devront se forcer à avoir des enfants, se forcer à mentir, se forcer à tout. Et quand ils seront vieux et décrépits, ils auront toujours le réconfort de l’autre, mais auront-ils vraiment vécu ? Elle hoche la tête avant même de le réaliser. Il sert sa main. « Épouse-le lui » se surprend-elle à envoyer à Charles. « Nous devons trouver notre bonheur » écrit-elle encore.

Le sien réside où Léo va.

FIN


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onirynao.com

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