Au-delà du Déluge

TW Angoisse, Avalanche, Blessure, Orage

Blanc.

Comme des milliers d’étoiles échouées sur le sol, le givre réfractait la lumière brûlante du soleil. Ses pieds s’enfoncèrent dans la poudreuse. Frigorifiés par le froid, chacun de ses pas, chacun de ses pliés de genoux se révélaient être des obstacles colossaux. La buée qui s’échappa d’entre ses lèvres dansa devant son nez irrité. Joueuse, elle s’éleva dans le ciel pour disparaître.

Ayanda s’arrêta devant les déserts de glace. Sur des centaines de kilomètres devant elle, la neige s’étendait. Lisse, somptueuse. Elle recouvrait les terres brûlées qui dominaient auparavant. Rien ne venait rompre son règne silencieux, si ce n’était, peut-être, les traces innocentes de renards et de biches que l’aventurière devinait ci-et-là. Rongée par l’hiver, Ayanda s’agenouilla ; ses doigts gantés tentèrent de la réchauffer par des frottements vains. Son sac roula de l’une de ses épaules puis de l’autre avant qu’elle ne le pose sur la poudreuse pour en vérifier le contenu. Ses mains endolories plongèrent entre les boîtes de conserve et ses matériaux de première nécessité pour en capturer la gourde. Retirer ses gants pour dévisser le goulot lui tira une grimace. À peine le tissu glissa le long de ses phalanges que le vent et la neige s’attaquèrent à sa peau noire, meurtrie. Les yeux fermés, elle porta la bouteille à ses lèvres mais rien. Plus d’eau. Ses prunelles se posèrent sur la neige entassée jusque dans ses chaussettes. Dans un soupir, elle se pencha pour en ramasser un peu. Le givre coincé entre ses doigts fondit doucement et juste avant qu’il ne lui échappe, elle le glissa dans sa fiole vide. Ayanda réitéra le mouvement autant de fois que ses doigts gercés le lui permettaient mais sans réussir à boire à même ses mains. Dans un crissement cruel, elle les essuya contre un foulard emmitouflé dans son sac avant de remettre ses gants pour reprendre la route. Le soleil frappait son épiderme et la blancheur des champs autour d’elle.

Pourtant, la neige ne fondait pas.

Pendant des heures, elle marcha à en perdre l’usage de ses jambes. Rien ne l’arrêtait. Ni la neige entassée dans ses bottes, ni l’humidité accrochée à ses joues. Emportée par le temps, elle ne remarqua pas le crépuscule naissant, le bleu foudroyant la neige, les ombres claires qui se déployaient autour d’elle. Lorsqu’Ayanda l’avisa, elle se laissa guider par le spectacle nocturne qu’offraient les étoiles. La lune, haute dans le ciel, réfléchissait la blancheur de la neige. Cependant, tout semblait trop limpide. Elle voyait tout et ne voyait rien.

La nuit s’épanouit dans la plus grande clarté. En amenant avec ses pas, son lot de peur.

Le cri d’un animal eut raison de ses épaules, qui craquèrent sous son sursaut. L’obscurité ne vint consoler ses efforts ni ses yeux. Même si le soleil ne brûlait plus la neige devant elle pour l’aveugler, le noir continuait de lui tirer une concentration trop vive pour ses rétines. Elles brûlaient de fatigue. Depuis combien de temps Ayanda n’avait-elle pas dormi ?

Des heures et des heures de marche. Chaque pas lui donnait l’illusion de reculer. Malgré tous ses efforts, ses avancées restaient vaines. Sur sa joue, un flocon s’éteignit ; elle leva le menton vers le ciel. Plus la vagabonde se concentrait sur les variations innocentes autour d’elle, plus elle voyait ces tâches blanches qui valsaient. D’abord douces, elles s’agitèrent. Tourbillonnantes, elles agressèrent les pommettes et le front d’Ayanda. Le vent s’abattit à son tour. Pourtant, Ayanda continua son avancée.

Au loin, la forme floue d’une montagne se dessina. Ondulante, elle surplombait la plaine pour atteindre le ciel et s’étendre vers les astres lumineux qui inondaient le cosmos. Ayanda s’en approcha. Alors que la neige battait à foison, la brume s’imposa. Inconsciente de l’angoisse qu’elle provoquait à la vagabonde, elle sinua entre les branches qui peuplaient parfois son chemin. Le ciel menaça la terre de ses nuages obscurs. Le nez vers la cime des arbres, un juron échappa à Ayanda alors que les flocons devenaient grêlons. Dément, un imposant nimbostratus lui souriait. Ayanda tenta de s’abriter désespérément de sa capuche et de ses mains. Ses jambes s’enfoncèrent de plus en plus violemment dans le sol de glace. La survivante ne réalisa pas que la poudreuse dévorait jusqu’à ses genoux. Spontanément, elle accéléra. La pointe de son pied frappa contre une racine ensevelie, cachée du monde ; Ayanda s’écroula. Engloutie dans la poudre blanche, elle déterra difficilement son visage pour le secouer et se défaire de la neige qui venait brûler son corps.

Recouverte de ce poison de glace, elle tenta de se relever sans tomber à nouveau. Le ciel gronda. La grêle s’attaqua violemment au sol et, derrière le brouillard, un éclair se dessina, impétueux. Dans un excès de courage, Ayanda reprit sa marche hâtive vers le mont. Elle entreprit son ascension dans la glace tumultueuse. Le vent s’y opposa. Carnassier, il griffa ses bras et ses jambes. Il ne se tut que lorsqu’Ayanda parvint au pied de la montagne. Majestueuse, elle s’imposait comme une mère régissant la terre. Ayanda ne devinait pas son sommet. Derrière l’océan de nuages noirs, seul le tonnerre se montrait.

Pourquoi avait-elle commencé à franchir ce mont ? Ayanda n’aurait pas su le dire. Seul le désespoir la forçait à continuer, tête baissée. Hors de question de reculer, plus maintenant : que pouvait-elle faire, sinon ? Elle n’avait nulle part où aller derrière elle. Tout n’était que mort, agonie et torpeur. De son perchoir, peut-être, pourrait-elle aviser une destination, n’importe laquelle, qui la sortirait de ce cauchemar. Les questions bourdonnaient dans son crâne. Quelle montagne était-ce ? Où se trouvait-elle ? Le bousculement météorologique avait évincé ses repères. Sans réponses, elle se retrouvait isolée de tout, à la merci des tempêtes. Qu’étaient devenues les plaines terreuses de Tanzanie ? Déformées par l’homme ainsi que le temps, elles n’étaient plus que des déserts de glace. Ce qui s’était passé, elle était incapable de le décrire. La solitude rongeait son âme comme le givre ; chaque respiration lui brûlait la gorge et le cœur. À chaque fois qu’elle gravissait un peu plus cette montagne, ses poumons lui tiraient une grimace en contractant tout son abdomen.

Putain.

Pitié.

Qu’elle puisse redescendre de l’autre côté le plus vite possible, c’est tout ce qu’elle demandait. Elle avait si froid.

Sa prière s’envola, à moitié entendue.

Le grondement fut terrible. Le ciel et le sol se soulevèrent dans un même temps. Devant les yeux écarquillés d’Ayanda, un puissant éclair frappa en plein dans la montagne. Le mont rugit, miroitant le ciel. Trop vite. Le hurlement de la vagabonde dépassa ses propres pensées. La terre trembla. Sous Ayanda, la poudreuse se mit à glisser. Un frisson horrible s’empara de son échine alors qu’elle comprenait : une avalanche. Mais à peine eut-elle levé le regard vers le sommet que la neige se fendait en deux pour fondre vers elle. La terreur la paralysa sur place. Trop longtemps, se dit Ayanda alors qu’elle reprenait conscience d’elle-même. La glace dévalait la pente. Bientôt, elle l’engloutirait en entier : il fallait qu’Ayanda bouge.

Ses pieds brisèrent la poudreuse, surmontèrent le givre ; ses yeux exorbités cherchèrent la moindre bouée de secours. Rien. Si. Un renfoncement. Son cœur tambourina jusque dans ses tempes. Chaque pas qui la rapprochait de son abri de fortune, risquait de la perdre si elle trébuchait. Pourquoi avancer était-il si dur ? Dans un excès d’espoir, elle jeta son sac pour atteindre plus facilement la pierre froide. Ayanda s’y précipita. Au même moment, la neige foudroya le chemin qu’elle avait emprunté. Collée au renfoncement, la vagabonde se blottit contre la pierre en se faisant la plus petite possible. Sa tête enfouie dans ses bras, un sanglot lui échappa alors qu’elle entendait la montagne mugir. Autour d’elle : le noir total. Le froid agressa sa peau ; Ayanda écarquilla les yeux en relevant la tête. La neige l’avait totalement recouverte. Seule une infime cavité qui s’était formée grâce au renfoncement l’aidait à survivre. Mais pour combien de temps encore ? Sans affaires, elle avait beau avoir survécu à l’avalanche, elle mourrait de faim. Et son esprit serait pris au piège par la glace, seul pour l’éternité.

Combien de temps avait-elle attendu ? Aucune idée. Ayanda ne se redressa que lorsqu’elle fut certaine de ne plus entendre la tempête rugir au dehors. Peut-être que le soleil s’était levé. Les minutes se mélangeaient aux heures. Dans son esprit, les secondes devenaient des jours. Elle n’était certaine que d’une chose : ses yeux ne s’étaient pas fermés un seul instant. L’angoisse avait altéré son être. Une main sur sa prison de glace, Ayanda tenta de se redresser comme elle le pouvait mais son dos se retrouva courbé sous la petitesse de la cavité. Son ventre grogna. C’était la fin.

Ses doigts s’enfoncèrent dans la neige que formaient les murs de sa cage. La survie la poussa à ronger le glacier avec ses ongles pour s’en échapper. Petit à petit, Ayanda détruisait les blocs qui s’opposaient à elle et perdait espoir. Elle continuait, dictée par un mécanisme de survie qui ne s’évanouissait pas. Machinalement, elle grattait la neige. Le tissu du bout de son index s’effilocha. Bientôt, la peau de son doigt apparut. Le froid le brûla pourtant Ayanda ne s’arrêtait pas. La douleur des éraflures qu’elle se provoquait ne parvenait pas à son cerveau. Enlisée dans l’humidité, son corps devenait indolore. Sans grande conviction, elle observa la chair à vif de ses mains : qu’est-ce que ça pouvait foutre ? Elle allait crever.

En sombrant dans le désespoir, elle ne distingua pas tout de suite la faible lumière qui perça la neige face à elle. Dans ses yeux, la compréhension éclata progressivement. Ce n’était pas fini. Elle continua, inspirée par une fougue nouvelle. Chaque effort était une chance de s’échapper ; Ayanda pouvait le faire. La brise caressa sa peau lorsqu’elle réussit à sortir entièrement la tête. Un sentiment de soulagement intense l’envahit alors que ses doigts brûlaient de douleur. Enfin, elle parvint à s’extraire de son geôlier. Tout autour d’elle, la neige avait triomphé. Encore. Elle ne reconnaissait pas le paysage, ni le chemin qu’elle avait emprunté au préalable. Vainement, elle tenta de retrouver son sac dans la mer blanche. Malgré l’incertitude et la difficulté, Ayanda s’attarda à la tâche. Le ciel était clair : le soleil ne s’était pas levé mais la nuit laissait progressivement sa place au jour. Le bleu rompu deviendrait céruléen.

Par hasard ou par chance, Ayanda reconnut la lanière brunâtre de son sac, accrochée avec arrogance à une branche qui avait survécu. Elle le déterra de sa tombe. Merci, murmura-t-elle sans savoir à qui elle le destinait. À l’abri d’un arbre, elle dévora une boîte de conserve. Elle savoura la vie un instant, les yeux fermés alors que le vent balayait ses cheveux crépus. Elle retira ses gants détruits pour tenter d’essuyer ses mains gelées sans les abîmer davantage. Son repas achevé, il fallait reprendre la route.

L’élévation fut douloureuse, bien que plus simple sans tempête. Avoir mangé lui avait permis de se redonner des forces : elle devait parvenir à la fin de cette montagne avant d’avoir épuisé ses réserves. Elle pouvait le faire. Ayanda en était sûre, elle réussirait à gravir cette montagne. Et plus elle grimpait et plus l’azur illuminait son parcours.

À l’aube d’un nouveau jour, Ayanda regagna espoir.

Dans le firmament, une danse de flammes éclaira les traits ravagés de la survivante. Rouge et orange, l’aube s’éveillait. La vagabonde l’imita en se hissant entièrement au sommet. Vertigineux, le paysage qui s’offrait à elle lui coupa le souffle. Devant elle, la neige fondait doucement. Les terres désolées qui lui avaient volé ses pas, ses forces et sa chaleur se firent écraser par les quelques pissenlits qui les ornaient. Les arbres se défaisaient de leur manteau de givre.

Elle était seule.

Mais le soleil réchauffait sa peau éreintée. La lumière l’aveugla ; le vent caressa ses cheveux. Face à elle, les couleurs dansaient dans le ciel. Comme des mirages, ils lui rappelaient qu’elle n’avait plus rien à craindre.

Elle était seule.

Mais le monde ne s’arrêtait pas. Les nuages se dispersèrent. Le brouillard laissa sa place aux teintes de l’espoir. Et dans la fonte des neiges, le soleil éclaira un village.

Le futur se dévoilait enfin.

FIN

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