La Valse du Chaos — Chapitre III

La Troisième Ronce

TW — Pédocriminalité

« Et si le rapport entre l’homme et le mal était celui qui unissait l’océan et l’iceberg ? Deux énormes masses faites de la même matière, à cette différence près que l’iceberg se distingue plus facilement que l’océan. » 

Le problème à trois corps, Liu Cixin

Une goutte de plus dans le vase craquelé de Wayan : l’adresse de Vanessa Miller, l’ex-femme de la victime, se trouvait à quarante-cinq minutes en voiture du commissariat. Après qu’il eut précautionneusement noté le numéro et la rue sur son GPS, l’écran indiqua à Wayan le sud de Sheepshead Bay. Il était seize heures ; rouler jusqu’à l’océan Atlantique, en pleins bouchons, lui prendrait au moins deux heures. Entre soupirs de soulagement et lassitude, Wayan laissa son dos rencontrer le cuir du dossier. La quiétude de sa voiture calmerait pendant un temps la tension dans ses épaules, mais le trajet finirait malgré tout par l’ennuyer.

Un coup vif contre la vitre le fit sursauter. Ses yeux verts se portèrent immédiatement sur son adjointe, dont le visage rayonnait d’un grand sourire. Wayan balança la tête en arrière et enclencha l’ouverture de la fenêtre. Avare de paroles, il la gratifia d’un salut bref.

 — Vous avez pu interroger la famille de la victime ? interrogea-t-elle.

Iris redressa ses épaules carrées et lui offrit un sourire plus cordial. Même après deux mois de service ensemble, Wayan ne réussissait toujours pas à la cerner : sa bonne humeur était-elle à toute épreuve ou faisait-il face à une hypocrite hors pair ? Au fond, il ne s’en était jamais vraiment préoccupé. 

Avant qu’il ne puisse répondre, Iris fit le tour de la voiture pour se glisser sur le siège passager. Elle attacha sa ceinture, et Wayan, étouffant un soupir, tourna la clef.

— Alors ? insista Iris. 

Wayan grogna légèrement.

— Rien.

— Vous n’avez rien pu en tirer ?

Iris haussa un sourcil, resserrant son emprise sur les dossiers qu’elle gardait fermement en main. Wayan rectifia :

— À part une adresse pour aller parler à son ex-femme.

Iris ouvrit la bouche, mais resta silencieuse. Comment ça, rien ? Son regard se promena sur les rétroviseurs. Ce n’était pas rien. Wayan lui lança un regard sceptique ; il ne lui laisserait pas l’opportunité d’exprimer ses réflexions, quand bien même elle en ait eu envie.

— C’est parti ? souffla-t-elle tout de même, la tête tournée vers la vitre.

Il obtempéra. La circulation les emporta rapidement au sud de Manhattan. Les deux collègues restèrent muets pendant le premier quart du voyage, jusqu’à un feu rouge. Iris profita de l’arrêt pour feuilleter le carnet de notes de Wayan. Après sa lecture, elle se tourna vers lui :

— Alors, on a affaire à quel genre d’homme ? Parce que moi, quand on me dit que quelqu’un est aimé de tout le monde, c’est qu’il cache quelque chose !

— Ou il a vu quelque chose qu’il aurait jamais dû voir, répondit Wayan sans conviction.

Il posa son coude sur le rebord de la fenêtre, l’autre main encore sur le volant.

— Hm, commença Iris, mauvais endroit au mauvais moment ? Et on se serait débarrassé de lui ensuite, plouf, dans le lac !? 

Elle se tourna dans un petit bond vers Wayan. 

— Moi je pense qu’il cache un truc ! Qu’il ait vu quelque chose qui lui a valu la mort ? OK, soit. Mais… la Rose a pas forcément l’habitude de travailler en équipe, et si elle était seule, j’imagine qu’on la reconnaîtrait pas si facilement ! Non, je pense plutôt que la Rose a découvert quelque chose sur lui. Ils sont trop parfaits, ces gens tout gentils. Y a forcément un truc qui cloche quelque part ! Une part sombre de Claude. Quelque chose d’inavouable, peut-être…

— Cooper, gronda Wayan.

— Oui ?

— Gardez vos réflexions pour vous.

Il avait besoin d’espace pour réfléchir, et Iris bouffait la moindre de ses pensées. 

Le silence envahit immédiatement le petit habitacle. 

Depuis que les meurtres de la Rose avaient débuté, la police n’avait trouvé aucun lien entre les victimes. La première : un prêtre accusé de détourner les donations de sa paroisse au centre même de Manhattan. Pour la deuxième, ce fut différent, la victime faisait partie d’un petit gang qui sévissait aux abords du Bronx ; on avait d’abord pensé à un règlement de compte.

Pour l’instant, rien ne les liait, rien ne les rapprochait. Pas de parents, pas d’amis, pas même l’âge, la couleur de peau, l’ethnie, les yeux. Le genre, peut-être, et encore… Les trois hommes n’avaient rien en commun, hormis les affaires sombres. Claude venait s’ajouter comme un cheveu sur la soupe. Un dealer, un prêtre, un professeur. Pourquoi avoir choisi ces victimes-là, et pas d’autres ? Wayan tapota nerveusement des doigts contre le cuir du volant. Le motif des trois meurtres restait complètement insaisissable, comme une énigme difficilement soluble. Finalement, il arrêta de tourmenter son esprit fatigué pour se concentrer sur le trafic new-yorkais. Ils mirent encore un quart d’heure à se faufiler parmi les buildings, les passants et les voitures avant d’atteindre l’adresse désirée.                         

Quand ils sortirent, leurs pas furent accueillis par un froid mordant, digne d’un mois de janvier. Avant de s’avancer sur le perron de l’immeuble aux briques brunes, Wayan fixa un bref instant sa collègue, silencieuse. Trop silencieuse. Il sonna deux fois, recula, puis jeta un coup d’œil inquiet vers le ciel qui ternissait déjà. Il fallut quelques secondes avant qu’une voix robotisée ne réponde à l’interphone :

— Oui ?

— Bonsoir, c’est la police. Nous aimerions parler à madame Vanessa Miller.

On toussa, on se racla la gorge. Le silence s’éternisa. Wayan manqua de s’impatienter alors qu’Iris le dévisageait du coin de l’œil. Finalement, la sonnerie d’ouverture de la porte retentit et ils poussèrent le battant.

— Quatrième étage, troisième porte à droite, articula la voix robotisée.

Les deux policiers n’eurent pas besoin de se concerter, ils empruntèrent l’escalier au fond du hall et montèrent toutes les marches jusqu’à une porte entrouverte. Une grande femme aux cheveux délavés gardait solidement les pans de sa robe de chambre contre sa peau pâle. Ses joues et son nez rouges trahissaient un rhume naissant. Ils s’approchèrent d’elle, insignes bien visibles sur leurs ceintures.

— Détective Wayan Cahaya-Dharma, et voici mon adjointe, Iris Cooper. Vous êtes bien madame Vanessa Miller ?

— Oui, c’est moi. Que me voulez-vous ?

— On peut entrer ? Ce sera plus simple de discuter à l’intérieur.

L’autorisation de madame Miller reçue du bout des lèvres, les deux policiers déclinèrent la boisson ensuite poliment offerte par la femme. Au salon, la lumière diffuse qui traversait les fenêtres caressait d’innombrables plantes vertes. Une grande horloge en bois massif, au fond de la pièce, les jaugeait d’un air paisible. Vanessa les invita à s’asseoir sur un sofa en cuir blanc, presque intact, si ce n’était les quelques marques de griffures qui se révélaient parfois. Elle les imita en prenant place face à eux, les jambes croisées.

— On aimerait vous parler de votre ex-mari, commença Wayan.

— Claude ?

— Son corps a été découvert ce matin aux alentours du lac Deforest.

Elle cligna des yeux quelques secondes, déchiffrant sur les visages des policiers ce qu’elle semblait redouter inconsciemment.

— Son…

— Nous pensons que votre ancien mari a été tué par la Rose. Vous en avez déjà entendu parler, de la Rose ?

Wayan laissa le temps à Vanessa de digérer les informations. Pendant un instant, il croisa le regard de sa collègue, mais celle-ci ne disait rien. Elle gardait son dos droit, sans toucher le dossier, et ses mains fermement ancrées l’une dans l’autre, suspendues entre ses deux genoux. Vanessa observait le plancher avec intensité, comme si les réponses qu’elle voulait entendre y apparaîtraient.

— Attendez ! (Le silence s’écarta pour laisser place au son clair de sa voix.) Pourquoi… pourquoi cette Rose aurait tué Claude ?

— On est ici pour le savoir, madame. Que faisiez-vous le 7 janvier, aux alentours de minuit ?

— Qu… Vous pensez que j’ai tué Claude ?

Vanessa fusilla le détective du regard.

— On n’écarte aucune possibilité, déclara-t-il en s’adossant au canapé.
Pour autant, il ne se détendait pas. Bras croisés contre son torse, il reprit :

— Il me semble que votre rupture avec Claude s’était très mal passée. La rancœur peut à nouveau éclater, même des années après les événements.

Un silence ponctua ses paroles, mêlé de colère et d’amertume. Vanessa finit par plonger en entier dans son fauteuil, posa son coude sur un des accoudoirs et son front dans sa main. Elle renifla. Toutefois, Wayan n’était pas dupe : il ne s’agissait pas de tristesse.

— Le 7 janvier ?

Wayan acquiesça, puis après un long moment d’hésitation, Vanessa se releva pour disparaître dans le couloir. Quelques secondes plus tard, elle revint, calendrier en main pour l’ouvrir devant eux. Elle balança ses lunettes de lecture sur son nez.

— À minuit ? railla-t-elle. Je dormais.

— Et avant ?

— Je mangeais chez des amis dans le New Jersey, à Middletown.

— Leur nom et adresse exacte ? coupa Iris en se redressant.

L’adjointe sortit son téléphone de service et chercha le temps de route qu’il fallait pour atteindre le lac depuis l’adresse que Vanessa leur donna. Elle se gratta l’arrière du crâne :

— À quelle heure vous les avez quittés ?

— Comment voulez-vous que je m’en souvienne ? grinça Vanessa. C’était il y a deux semaines. Tard, en tout cas, même si je ne dépasse jamais minuit quand je sors.

— Vous pouvez nous donner leur numéro ? poursuivit la détective adjointe.

Vanessa obtempéra. Iris les délaissa quelques instants pour téléphoner dans le couloir. Vanessa garda son regard braqué sur l’absence fantomatique qu’avait laissée l’adjointe en fermant la porte. Après s’être redressée dans son fauteuil, elle décroisa les jambes et plongea dans les yeux verts de Wayan. Il ne l’avait pas lâchée un seul instant.

— Je n’ai pas tué Claude, affirma Vanessa.

Il haussa les épaules.

— Pour l’instant, on n’écarte aucune piste. C’est la procédure, madame.

— Je ne l’ai pas tué ! répéta-t-elle.

— Alors qui aurait pu le faire ? Ça aurait été quoi, le motif de la Rose ?

Elle se tut, les lèvres sèches et le regard noir. Il arqua un sourcil devant son mutisme évident. Pour désamorcer la tension, il allait recommencer à parler, mais Iris ouvrit la porte et s’installa à nouveau aux côtés de son collègue.

— Elle était bien présente le 7 au soir chez eux. Ils l’avaient invitée à manger et elle a dû les quitter aux alentours de vingt-trois heures. Environ.

Wayan enfonça ses molaires dans la chair de sa joue. Les corps noyés étaient les pires : ils pouvaient mettre un temps fou à remonter à la surface pour peu que la température ait été glaciale. Les laps de temps entre le crime perpétré et la découverte du corps étaient toujours trop longs. La piste devenait un terrain glissant, et la trace du criminel se refroidissait bien trop vite. Les médecins légistes n’avaient pu leur donner qu’une heure approximative. Mais qu’en savait-on réellement ? La mort aurait pu survenir plus tôt, peut-être plus tard. Le détective passa sa paume près de sa tempe, à la naissance de ses cheveux, et les ramena en arrière. Malgré son alibi, il avait l’impression angoissante que Vanessa ne leur disait pas tout. Celle-ci toussa dans son coude et se racla à nouveau la gorge. Ses yeux rougeâtres se perdirent dans ses rideaux, derrière les policiers. Elle serra brièvement les paupières, puis finit par couper le silence :

— Il y a bien… Il y a bien quelque chose que je pourrais vous dire.

Le détective fronça les sourcils, mais personne ne l’interrompit ; sa collègue et lui se contentèrent de la scruterdans un silence religieux.

— Si j’ai quitté Claude il y a quatre ans, c’est parce que… Eh bien… Il possède une sorte… Comment dire ? 

Elle s’arrêta, coula un regard hésitant vers eux, le détourna à nouveau. 

— Une sorte d’attirance. Mais une attirance un peu spéciale.

Comme si elle souhaitait étirer le temps au maximum avant que le fil n’éclate, elle attrapa un mouchoir dans sa poche, essuya son nez. 

— Une attirance ? demanda Wayan d’une voix plus douce.

— Il… bafouilla-t-elle en passant une mèche derrière son oreille. Il aime les enfants plus que de raison.

La fin de sa phrase avait été murmurée, comme un vent léger, presque imperceptible. Wayan fronça les sourcils ; Iris lâcha un hoquet de surprise.

— Les enfants ? C’était un pédophile ?

Vanessa ferma les paupières, le visage crispé, mais elle acquiesça tout de même. Elle les rouvrit quelques instants plus tard, une lueur nouvelle dans les yeux. Elle se sentait prête à tout dire.

— Il m’avait avoué avoir abusé de la fille d’un de nos anciens amis. Je ne sais toujours pas si les parents sont au courant, mais la fillette n’avait pas plus de huit ans. Je n’ai pas pu supporter de continuer à vivre avec lui. Alors je l’ai quitté.

La tension qui irradiait du corps d’Iris attira l’attention de Wayan. La bouche retroussée, elle gardait ses prunelles braquées sur Vanessa. Cette dernière caressait, de ses doigts moites, les mailles de son gilet :

— Claude… Claude ne voulait pas me laisser partir, mais je l’ai menacé de tout raconter à la police s’il ne me laissait pas m’en aller. Il m’a… menacée, lui aussi, alors je lui ai promis que…

La voix de Vanessa mourut dans sa gorge. En silence, les policiers la laissèrent retrouver le contrôle d’elle-même jusqu’à ce qu’elle reprenne, plus distincte : 

— Je lui avais promis que je ne dirais rien s’il me laissait tranquille. Et je l’ai fait.

— Mais attendez, intervint Iris. Claude était professeur des écoles. Il s’occupait d’enfants en permanence. Personne n’a jamais rien soupçonné ?

— Je… (Elle hésita.) Je ne me suis jamais assurée de ce qu’il faisait à son travail. Ce que j’aurais pu découvrir… Je préfère ne pas savoir. 

Wayan plongea dans son regard, le soutint quelques secondes.

— Vous avez dit qu’il vous avait menacée ?

L’interrogée hésita quelques secondes, puis opina lentement. Ses yeux s’embuèrent.

— Comment ? insista Wayan.

Elle parut surprise, mais elle ne répondit pas. Un long soupir saccadé s’échappa de sa gorge ; elle détourna le regard.

— Madame Miller, murmura Iris. Nous pouvons vous aider. S’il vous a menacée, vous êtes une victime.

Vanessa releva les yeux vers eux, les lèvres blanches. Wayan reprit : 

— On a besoin que vous nous donniez plus d’informations, sinon…

Iris lança son coude dans les côtes de Wayan.

— On vous croit. On vous croit, répéta Iris, un sourire rassurant au bord des lèvres. Nous sommes là pour vous aider.

Elle marqua une pause, tenta de croiser le regard de son interlocutrice. 

— Vous voulez bien nous dire ce qu’il vous a dit ou fait ? Vous êtes la victime, ce n’est pas votre faute. 

Après de longues secondes de silence, Vanessa finit par acquiescer. Elle se releva. 

— J’ai gardé ses mails, je peux vous les montrer.

La porte claqua derrière les deux policiers. Ils descendirent les marches en silence, Iris devant.

— Si jamais il avait réitéré son viol avec des élèves à lui, commença Wayan en foulant le trottoir, il a dû menacer ceux qui l’ont découvert comme il l’a fait avec Vanessa. Et si la menace a pas été suffisante…

— Alors peut-être qu’un des parents est passé à l’acte pour venger son enfant, acheva Iris.

— Peut-être.

 Wayan ouvrit la portière de la voiture sous le regard de faucon d’Iris, qui l’observait par-dessus le toit.

— Mais quel rapport avec les autres victimes de la Rose ?Dans un silence de plomb, ils se dévisagèrent. Quel putain de rapport liait les victimes ? C’était toujours la même question qui revenait en boucle dans leurs esprits. Wayan détourna le regard pour pénétrer dans la voiture. Il fixa le bâtiment. Un dealer, un prêtre et un probable pédophile. Quel lien entre ces trois morts ? Que cherchait réellement la Rose ?

Précédent : Chapitre II — Wayan Cahaya-Dharma
Suivant : Chapitre IV — La Faucheuse vend son corps

3 Comments

  • Henlin J. J.

    Clémence, je suis entrain de lire votre roman.
    Je n’en reviens pas de lire ce que ma petite fille a réalisé (même en collaborant), de découvrir un style littéraire personnel, très élaboré et une maturité d’écriture que je n’aurais pas soupçonnée.
    Je viens de terminer le chapitre 3 et je vais avoir d’un mal à interrompre ma lecture tellement je suis pris par l’ambiance et le suspens.
    Au passage, dans le chapitre 3, l’action se passant aux États Unis, un instituteur est-il, comme en France, nommé “professeur des écoles”?
    Bon dimanche

    • Clem Ruadasogno

      Coucou !
      Merci beaucoup pour ton commentaire, il nous motive énormément
      Pour toutes les remarques (je pense aussi à la seconde), on s’y penchera, merci de nous en avoir fait part !

      On espère que la suite te plaira tout autant
      Bonne semaine à toi

  • Karole

    J’adooore l’énergie qui émane d’Iris ! Elle donne la pêche, ça fait un bien fou ! (Même si Wayan grogne, kr kr)

    La Rose a l’air de vouloir se la jouer justicier•e free-lance… qu’a-t-iel vécu plus tôt / qu’est-ce qui læ pousse à faire ça ? Pourquoi ?

    Encore bravo, c’est un chapitre qui se dévore !

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