La Valse du Chaos — Chapitre I

La Rose

TW — Cadavre, Sexe, Alcool, Drogue

« Because doubt is fire. And fire is going to burn you up. Until you are but ash. » 

— The Leftovers

Au fil du temps, l’incendie s’éteignait dans les souvenirs, et, à présent, l’enfant devenu adulte continuait de sculpter sa place dans la roche du monde.

Les rires et les rivières de paroles fusaient à travers les fenêtres ciselées pour envelopper les convives dans leurs rondeurs enchanteresses. Une douce lumière éclairait les traits d’une jeune femme au regard indomptable. Elle traversa la foule en évitant les couples dansants, tournoya sur la piste entre les femmes et les hommes exquis, puis attrapa un verre sur l’un des plateaux d’argent. Après un coup d’œil dans un miroir sur sa droite, elle ramena une mèche de sa perruque brune dans son dos. Une fois installée contre une table, sa robe indigo glissa le long de ses mollets nus. Elle croisa ses pieds chaussés de talons avant de fermer les yeux. Le bourdonnement ambiant l’envahit. Les fenêtres ouvertes amenaient la brise aux convives, évacuaient la sueur de leurs chemises étroites et rafraîchissaient les nuques. 

La jeune femme crut voir une ombre se déplacer silencieusement derrière les carreaux. Son rythme cardiaque s’emballa à peine quelques secondes avant qu’il ne soit à nouveau maîtrisé. Elle porta son champagne à ses lèvres, puis but une minuscule gorgée. La trace de son rouge à lèvres saturé disparut dans les bulles. Les yeux cachés derrière un masque dentelé, elle les posa sur l’ensemble de la pièce : le plafond haut, les lustres glacés, le marbre des colonnes puis les nicha vers les invités du bal masqué.

Elle finit par apercevoir sa cible, entourée par des dizaines de faux sourires. En abandonnant sa deuxième gorgée, elle se redressa. Encore un regard vers le miroir ; elle était belle. Dangereusement belle. Un sourire se peignit sur son visage alors qu’elle avançait vers son objectif. Son air enchanteur rencontra des petits yeux enfoncés dans leurs orbites, accompagnés de ridules. Du bout des doigts, la jeune femme effleura son épaule. Elle se pencha vers lui, à peine quelques secondes pour que son parfum s’échappe de son cou, puis recula. Son regard brûlant n’annonçait rien d’autre qu’un plaisir immense. Le bas de sa robe dévoila ses jambes fines lorsqu’elle pivota ; le coup d’œil discret de sa victime vers sa peau claire ne lui échappa pas. Elle flâna vers le grand escalier, lança un regard derrière son épaule et sourit furtivement en apercevant sa proie, qui suivait ses traces d’une démarche badine.

À l’étage, ses doigts glissèrent contre les dalles blanches des murs, puis le long du couloir bordé de portes grises… La jeune femme accéda à la première et poussa sur la poignée. Au centre de la chambre aux tons argentés trônait un lit de plusieurs mètres de large. Des filaments bleus s’échappaient des coussins, et les rideaux outremer s’écrasaient sur le sol. En quelques secondes, elle attrapa la gélule qui paressait dans son soutien-gorge et, à l’aide de sa langue, elle la garda précieusement entre sa gencive et ses dents supérieures. Lorsque le battant claqua, feutré, elle se retourna. 

Ils étaient seuls. 

La cible s’avança. De ses doigts potelés, il attrapa les hanches de sa conquête. La fenêtre accueillit les omoplates de la femme, que la morsure glacée du verre fit frissonner. Ses dents accrochèrent son rouge à lèvres. Ses longues mains gantées de noir caressèrent le buste de l’homme, dont les joues rosissaient déjà d’alcool et d’envie. Ce dernier s’humecta les lèvres.

— Vous savez, je n’ai pas l’habitude de faire ça avec n’importe qui, mais vous, vous êtes vraiment magnifique.

La femme sourit sans répondre. Son souffle effleura la joue de son interlocuteur, ses lèvres, sa bouche. Elle glissa ses doigts contre le corps de sa proie, le long des boutons de sa chemise crème. Tandis que le souffle du plus vieux se suspendait, elle les déboutonna avec une lenteur calculée. 

Il attrapa brusquement la main de la jeune femme, la pressa sur son propre sexe alors que son autre bras bondissait sur ses fesses. D’un coup sec, il rapprocha leurs corps. Elle malaxa le pénis du vieillard à travers le tissu. Leurs lèvres finalement enlacées, elle poussa sur sa bouche rosée et huileuse pendant un grognement de plaisir. Leurs langues s’emmêlèrent. La femme sentit que l’instant se tendait, parfait pour la finale du premier acte ; elle profita du baiser pour introduire la gélule au fond de la gorge de sa proie.

— Avale, chuchota-t-elle sur un ton sensuellement forcé.

— Qu’est-ce que c’était ?

Elle sourit. Ses prunelles tombèrent sur l’entrejambe du vieux riche, dont le bas-ventre semblait déjà en proie à un désir ardent. Sa victime pensait sûrement à une drogue douce, une drogue pour s’amuser. La demoiselle recula. D’une voix rendue rauque par un mutisme trop long, elle susurra :

—  Tu verras.

Elle sourit de plus belle. L’autre voulut s’avancer, mais son corps se figea. Ses yeux, lentement, s’écarquillèrent. Des spasmes terrifiants parcoururent son corps. Son sourire disparut alors que ses joues retombaient, aussi pâles qu’un reflet de lune. Ses paupières suivirent ; sa tête s’affala contre sa poitrine. Ses grognements s’évanouirent sous sa paralysie. Ses bras ne répondirent plus non plus ; ses jambes le lâchèrent. Il s’effondra, inerte sur le sol. 

Encore une fois, l’assassine sourit. Elle enjamba le cadavre, ouvrit la fenêtre et le souleva. Alors qu’une bouffée d’air frais s’infiltrait dans la chambre, elle le laissa mollement retomber de l’autre côté. Un bruit mat lui annonça que le corps avait atterri dans la camionnette qu’elle avait auparavant garée sous la fenêtre. La tueuse passa sa langue sur ses lèvres ; la gélule semblait encore coincée entre sa gencive et ses dents. 

En deux pas, elle se jeta à travers la lucarne pour se rétablir avec une adresse féline près du cadavre. Après avoir recouvert ce dernier d’un drap noir et fixé les accroches de chaque côté du véhicule, elle grimpa derrière le volant et emporta le macchabée.

La route cahoteuse défila une dizaine de minutes, de plus en plus loin de la fête. Espiègles et dansantes, les étoiles dévoilaient leurs sourires. L’assassine les accompagna. Pour la première fois de la soirée, elle était certaine d’avoir aperçu la silhouette silencieuse qui avait bondi sur le coffre de la voiture. Ses poings se serrèrent autour du volant. D’une force qui lui permit de ne pas sombrer dans la mer d’angoisse agitée au fond de son ventre. Elle ne voulait décevoir personne : ni les autres ni elle-même. Elle n’échouerait pas.

Elle allait foncer dans sa vie en ouvrant le ballet d’une grande apothéose.

Lorsqu’elle tourna à droite sur une intersection plus petite, une route de campagne isolée et déserte, la femme s’assura de la présence de grands peupliers sur le rebord de la chaussée. Elle s’arrêta en plein centre de la voie pour commencer son tableau : le cadavre derrière le volant, ceinture attachée. Après avoir attrapé le sandwich qui traînait dans son sac, elle en déchira un morceau, le garda dans sa paume fermée puis laissa tomber le reste près des pédales. Elle redressa la tête du macchabée, ouvrit sa bouche en appuyant sur les joues et enfonça le morceau dans sa gorge. C’était une piètre mise en scène ; peut-être que si on l’étudiait, on découvrirait le sandwich qui n’avait pas été broyé par ses molaires ou peut-être sa mauvaise trajectoire contre le tapis. Aurait-il vraiment glissé sous les pieds de la victime ou aurait-il été projeté plus loin ? La jeune femme laissa ses questions de côté ; elles étaient insensées. Quand elle retira ses doigts, maculés de salive, elle retint un haut-le-cœur. Enfin, elle arriva au cœur de sa peinture : elle défit le frein à main, enclencha la marche avant. Le pied du cadavre retomba sur l’accélérateur. Elle recula in extremis pour éviter de se faire emporter dans la seconde mort de cet homme.

La voiture frappa le cœur de l’arbre de plein fouet.

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2 Comments

  • Karole

    Sacré chapitre ! Du coup, le Centre serait… une sorte d’école des assassins, ou La Rose s’y trouve pour autre chose ?
    J’ai trouvé ça ultra intéressant – stressant, même – et ça fonctionne très bien. La tactique du jeune assassin était aussi théâtrale qu’originale, j’ai beaucoup apprécié. Et puis f*ck pour la trajectoire du sandwich, il a raison x) Pourquoi ce “vieux” riche plutôt qu’un autre individu ?

    C’est triste de voir La Rose se faire démonter par ses examinateurs. Et, pauvre Anubis, mais du coup le contraste me pousse à le détester précocément :’)

    Hâte de découvrir la suite !

    • Clem Ruadasogno

      Re Karole ! Toujours aussi content•es de te revoir !

      Pour toutes tes questions, j’espère que le texte t’apportera les réponses que tu souhaites krkr ! Et c’est marrant que tu détestes déjà Anubis :’) On n’a pas beaucoup de fans de lui en général (pourtant on adore l’écrire !)

      Merci encore pour ton doux message !

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