La Valse du Chaos — Chapitre II

Wayan Cahaya-Dharma

TW — Cadavre, Mort

« Tu sais ce que c’est la mélancolie ? Tu as déjà vu une éclipse ? Eh bien, c’est ça : la lune qui se glisse devant le cœur, et le cœur qui ne donne plus sa lumière. La nuit en plein jour. »

— Christian Bobin

Brusquement, un vent glacial balaya la scène macabre. Il galopa entre les vestes et les écharpes, s’engouffra jusque dans la moelle des hommes plantés face aux vestiges d’un être humain. Une poussée de givre finit d’accabler les personnes présentes. S’ajouta alors un élan de dégoût et de peur. Des banderoles phosphorescentes entouraient l’espace et se reflétaient dans les yeux intrigués comme effrayés des passants. Sur l’horizon, le chant du lac s’étendait, aussi innocent et insensé que pouvait l’être la nature face à la monstruosité humaine. Les paroles basses, presque mortes qui flottaient au-dessus des policiers, se dispersèrent à l’arrivée d’une énième voiture noire. Le moteur ronronna encore un bref instant, puis s’éteignit. Un policier de taille moyenne aux cheveux en bataille s’extirpa du véhicule. Il étudia la scène d’un air exténué. Plusieurs officiers s’affairaient, certains photographiaient le cadavre, tandis que d’autres griffaient l’air sur leurs calepins. Le nom de la meurtrière s’immisçait dans toutes les pensées, même si personne n’osait le prononcer.

Wayan cilla quand il constata ce qu’il restait du corps ; sa stupeur et son haut-le-cœur se trahissaient dans ses yeux éteints. La masse putride n’avait plus grand-chose d’humain. Tout son corps avait pris une teinte glauque, alors que ses veines, pareilles à des serpents, glissaient sous un tapis de chair. Des insectes avaient d’ores et déjà commencé à l’engloutir, bout par bout. En longeant le corps, l’homme voyait grouiller des dizaines de petites bestioles derrière des lambeaux de peau morte. Un parfum pestilentiel sinua jusqu’à lui. Il en huma une bouffée avant de rejeter l’air dans une grimace douloureuse. 

Douloureux, c’était le mot qui lui venait en premier, lorsqu’il avisait le corps gonflé de la victime. Un œil avait éclaté. Depuis qu’on l’avait sorti de l’eau, tous pouvaient constater que des plaques noirâtres se formaient sur sa peau. Le policier passa une main lasse dans ses cheveux courts, lisses et noirs. Il croisa lentement ses bras contre son torse. 

— Détective Cahaya-Dharma !

Il se tourna vers son assistante. Elle resserrait ses cheveux crépus dans un chignon élégant. Bien que plus petite que lui de quelques centimètres, elle le surpassait en masse corporelle : il pouvait voir les muscles rouler sous ses vêtements. Elle portait un grand bomber pourpre, un simple pantalon sombre, et ses lourdes bottes noires sculptaient des traces de pas fermes dans la neige.

— Cooper, la gratifia l’officier alors qu’elle arrivait à sa hauteur.

Elle lui offrit un sourire cordial, auquel il ne répondit pas. Il se contenta d’observer sans un mot les gants de sa collègue, déjà maculés de neige. Leurs pas les menèrent plus près du cadavre, près de son odeur nauséabonde, de son visage putride et de son teint désaturé. Sa peau pâle contrastait avec la vie autour de lui ; elle se reflétait dans les yeux écœurés des agents.

— On a pas encore identifié le corps, on attend les résultats de l’analyse. Et on a trouvé aucune affaire personnelle sur lui.

Wayan huma l’air, releva le menton, puis son regard cerné de bleu se balada sur un ensemble de roses fanées flottant sur le lac.

— Comme toujours, répliqua-t-il, excédé.

Cooper amorça un mouvement pour se gratter la joue et l’avorta bien avant que ses gants sales n’atteignent sa peau noire.

— Vous pensez qu’il s’agit de…

— La Rose, affirma son supérieur, c’est sûr.

La Rose. Une étoile montante dans le secteur criminel de New York. Son activité dangereuse s’était manifestée pour la première fois deux mois auparavant. Depuis, elle avait assassiné trois personnes, en comptant celle-ci. À partir du deuxième meurtre, les profileurs de la police avaient pu déterminer qu’elle répétait un schéma pour éliminer ses victimes : elle tuait d’abord sa cible avec un poison violent, un dérivé de la toxine botulique, sûrement celle de type A. Meurtrière, mais pas autant que la toxine de type H, si destructrice que sa séquence restait secrète. Comment la Rose aurait-elle pu se la procurer ? Utilisée à forte dose, la toxine paralysait ses victimes : d’abord les membres, les muscles, puis les organes. Un à un, ils s’arrêtaient. La victime mourait d’asphyxie bien avant que le cœur ne lâche.

Face au troisième cadavre laissé par la fleur mortelle, les policiers étaient certains d’une chose : ils avaient affaire à une tueuse en série. Wayan pressa ses doigts le long de l’arête de son nez. Après avoir tué, la Rose embarquait le corps pour l’emmener loin du lieu du crime. Comment ? Avec quel véhicule, dont elle se débarrassait ensuite ? Animé d’un espoir désespéré, Wayan pensa que, cette fois peut-être, ils pourraient retrouver une trace de son passage dans les environs. La seule chose dont il était convaincu, malgré l’horreur du geste, restait la beauté morbide de la mise en scène ; la Rose se prenait pour une artiste. 

Le détective s’approcha de la rivière ; son pied buta contre un galet. Après avoir enfilé des gants en latex, il attrapa des pétales. Il les approcha avec prudence de son nez pour en humer le parfum. Ils gardaient sur eux la présence fantomatique d’essence cosmétique. Une odeur forte, très désagréable en temps normal, très peu représentative de ce que les roses pouvaient en général diffuser. Cette fois-ci, elle était plus effacée, moins agressive, mais Wayan grimaça tout de même en les tendant à une technicienne éreintée.

— Bon, déclara-t-il d’une voix lasse, érodée par le sommeil. Cherchez bien, on sait jamais, peut-être qu’on trouvera des traces. Avec un peu de chance, elle en aura laissé, aujourd’hui.

— Bien ! répondit Cooper en faisant signe à deux agents de la scientifique. Et par rapport à la personne qui a trouvé le corps, on l’a assise près des camionnettes, là-bas. Si vous souhaitez l’interroger…

Quand elle capta l’attention de Wayan, elle lui désigna de son index l’emplacement exact. La témoin attendait, assise à l’arrière du fourgon. Lorsque Wayan s’approcha, elle releva le pan de sa couverture sur ses épaules. Il porta un dernier intérêt au cadavre, entouré par la neige muette de tout passage, puis se racla la gorge.

— Je suis le détective Wayan Cahaya-Dharma, déclara-t-il. On m’a dit que c’est vous qui avez trouvé le corps ?

La témoin acquiesça. Le détective s’attarda sur celle qu’il devait interroger : les pattes-d’oie sous ses petits yeux, les racines de ses cheveux virant au gris, sa peau claire mais pas tout à fait beige. Il remarqua que quelques taches de vieillesse parsemaient sa peau, et que des rides creusaient le coin de ses lèvres.

— Pouvez-vous me décrire précisément comment ça s’est passé ?

Elle humecta ses lèvres gercées puis, d’une voix rauque, entreprit de lui répondre :

— J’étais… J’étais venue marcher, faire une promenade, vous savez ? J’aime la nature, j-je fais souvent des balades dans la forêt. J’avais garé ma voiture juste là, là, vous voyez ?

Du regard, Wayan suivit sa main tendue. Une petite Saturn rouge aux roues chaînées attendait, recouverte d’une fine pellicule blanche.

— Je… Hm… Je suis descendue et j’ai commencé à marcher vers le lac. Je pensais en faire le tour… Ensuite, prendre le petit chemin qui va vers le chalet au nord, par là.

Elle s’interrompit encore pour le lui désigner. Wayan opina du chef, alors elle reprit :

— Mais en arrivant près de l’eau, j’ai vu un truc… Un gros truc flotter à la surface, alors je me suis demandé ce que c’était. Au cas où c’était un animal mort ou quelque chose. J-je pensais pas…

Elle s’arrêta, serra les paupières, puis renifla. Wayan lui proposa un mouchoir, qu’elle accepta. Il se doutait que la vision et l’odeur du cadavre la troublaient. L’avoir touché, l’avoir regardé dans les yeux, inerte, gonflé, déformé, tourmenterait ses cauchemars pendant des semaines, si ce n’était des mois.

— Prenez votre temps.

— J’ai, euh, pris un bout de bois et j’ai poussé le… je l’ai poussé vers la rive. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que… J’ai appelé la police directement.

Sa voix se brisa sur la fin, avant qu’elle ne plonge son nez rougi dans le tissu. Wayan aurait voulu se masser les tempes : une migraine violente lui vrillait la tête depuis son réveil. Il ne savait pas si c’était la lassitude, le désespoir ou simplement le manque de sommeil. Ses mains restèrent pourtant le long de son corps.

—  Vous avez touché le corps ? questionna le policier en lançant un regard vers le mort, plus loin.

—  Oui. Oui, pour le retourner. J’ai vu ses yeux… Oh, mon Dieu, quelle horreur…

Elle ne réussit pas à articuler le reste de sa phrase. Maîtrisée par un spasme douloureux, elle se courba pour étouffer une nausée. La migraine naissante du détective cogna, acharnée, contre les parois de son crâne.

—  Vous êtes en sécurité. (Il s’interrompit avant de reprendre.) On va vous emmener au commissariat. Vous devrez encore faire votre déposition là-bas, pour qu’on le note, vous comprenez ?

La bouche de la témoin trembla, mais elle accepta. 

— Bien, conclut Wayan.

Wayan mena la dame à l’une de ses collègues. Après l’avoir brièvement saluée, il se dirigea à pas lents vers le cadavre. Iris finissait de noter quelques mots sur son calepin. Elle se tourna immédiatement en entendant son supérieur arriver.

— Détective !

Wayan la fixa d’un air fatigué, puis désigna le cadavre du menton. Iris relut ses notes avant de relever les yeux vers lui. 

— Il s’agit de Claude Delaroche, quarante-cinq ans, professeur des écoles. Il a été porté disparu il y a deux semaines. Sa famille a été prévenue, elle est en route pour le commissariat. Vous avez encore besoin d’observer la scène ou on peut nettoyer ?

Wayan inspira lourdement ; un effluve remonta jusqu’à lui. Pourtant, et malgré cette puanteur accrue, son nez ne se détachait plus du parfum artificiel des roses. Même si l’odeur ne s’était pas réellement accrochée à lui, qu’il ne la sentait plus et qu’il n’en avait qu’un souvenir flou, son fantôme se cramponnait à lui comme une sangsue. Il ne s’en libérerait jamais. Chaque fois qu’il se penchait sur son cas, le parfum de la Rose s’installait en lui comme un parasite.

— Non, allez-y. Je vais rentrer pour poser des questions à la famille. Rejoignez-moi dès que vous avez fini ici.

— Compris !

Une image contenant sombre

Description générée automatiquement

— Est-ce que Claude avait des ennemis, quelqu’un qui aurait pu lui en vouloir ?

Le détective était assis à son bureau, sa main droite autour d’un stylo à bille, ses pieds croisés sous la table. Face à lui se tenaient les parents de la victime, de vieilles personnes qui semblaient parfaitement comprendre ce qui était arrivé à leur fils. Le père pleurait silencieusement, et la mère tremblait, habitée d’une terreur déchirant sa gorge. Ses pommettes irritées trahissaient son désespoir.

— Tout le monde l’aimait ! s’écria-t-elle. Je vois pas qui aurait voulu le tuer.

Un reniflement fort s’échappa de son corps. Muet, son mari sortit un mouchoir et le lui tendit. Wayan reprit :

— Il vous a pas paru étrange ces derniers temps ? Son comportement avait changé, peut-être ?

Ils lui répondirent à nouveau à l’unisson d’un mouvement de la tête.

— Vous savez, on voit pas souvent notre fils, continua la vieille femme. Il habite loin. Les seuls moments qu’on passe ensemble, c’est pendant les fêtes de famille, l-les anniversaires, ce genre de choses.

— C’était quand la dernière fois que vous vous êtes vus ?

— Je sais pas, y a un mois ou deux, peut-être ? Il était là à Noël, en tout cas.

— Noël, oui, souffla le père.

Wayan griffonna quelques notes sur son carnet, mais rien ne lui semblait solide pour faire avancer son enquête, alors un souffle peu discret s’échappa de ses lèvres. Sans un mot, la femme fronça son nez crochu. Le détective attrapa sa tasse pour boire une gorgée de café presque tiède, ignora les questionnements dans les regards du couple et les balaya en prenant à nouveau la parole :

— Vous avez mentionné qu’il était célibataire depuis quelques années. Ça s’est mal passé entre son ex-femme et lui ?

La mère parut hésiter. Son index frôla sa lèvre et elle lança un regard interrogateur vers son mari, qui émergea de sa transe.

— Il… Hum, il a jamais voulu nous dire comment s’était passée leur rupture. Elle est partie du jour au lendemain après une grosse dispute, je crois ? C’est ce qu’il nous avait dit. Ça doit faire… je sais pas, deux ans, maintenant.

Wayan gratta pensivement sa tempe avec le capuchon de son stylo.

— Et son nom ? Vous pouvez me l’épeler ?

— Vous allez l’interroger ?

— Vous serez tenus au courant de l’avancée de l’enquête en temps et en heure, répondit le détective en collectant ses feuilles éparpillées sur la table. Madame Delaroche, monsieur Delaroche.

Il échangea de brèves poignées de main, les quitta d’un air las et se dit que sa journée n’en finissait plus.

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2 Comments

  • Karole

    Vos chapitres se lisent très bien, ils sont courts et fluides (en tous cas, ils passent très vite !).
    Bon, La Rose a l’air de bien s’amuser. Je me demande s’il ne serait pas l’enfant de l’incendie, dans le prologue. Pourquoi fait-il ça ? Comment choisit-il ses cibles ? Pourquoi toutes ces mises en scène ?

    J’ai vraiment hâte de comprendre tout ça 🙂 A très bientôt !

    • Clem Ruadasogno

      Re une dernière fois, Karole !
      C’est cool si tu trouves la lecture fluide ! Ça a été assez difficile de couper tous les chapitres pour qu’ils remplissent à peu près 2/3K pour que la lecture sur écran soit plus agréable que papier :3 Mais on est content•es d’avoir réussi

      Et encore, tes réflexions sont très pertinentes, on a hâte que tu en découvres un peu plus sur nos personnages et sur l’univers !

      Encore merci pour ce commentaire et cette fois, je te souhaite une belle nuit !

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